valstagna_les temps d'avant


 1888

L’émigration italienne

Deliso Villa

 

extrait de l’ouvrage publié par Deliso Villa en 2007

 

 

 

 

Faire obstacle à l’émigration : un acte injuste et cruel.

page 171

 

 

Nous avions interrompu la narration des événements pour présenter l’évêque de Piacenza. C’est lui qui brise courageusement l’inertie du pays et proclame les droits d’une immense population qui se dirige douloureusement vers les ports d’embarquement.

 

Reprenons maintenant l’histoire où nous l’avions laissée. Il y a encore beaucoup de choses à voir et à comprendre.

 

Nous sommes en 1888 ; à l’initiative du Ministère de l’Intérieur, une grande enquête est menée. Le ministre veut connaître les raisons qui poussent les paysans à quitter leurs terres. Les communications des préfets éclairent un panorama tragique, spécialement au Sud.

 

De la Préfecture de Campobasso :

"C’est la misère qui pousse les paysans à partir…".

 

De Cosenza :

"Le principal motif de l’émigration, c’est la faim…".

 

De Potenza :

"C’est sans aucun doute la misère qui contraint les populations à partir…".

 

De Catanzaro :

"C’est le salaire insuffisant que perçoivent les ouvriers qui les poussent à abandonner leur terre…".

 

De Salerne :

"C’est la misère…, la faiblesse des salaires…".

 

La même communication dramatique arrive de Benevento, d’Avellino, de Reggio Calabria. La conclusion de l’enquête est évidente : c’est surtout la faim qui oblige les gens à chercher les ports d’embarquement.

 

Lentement, au milieu des cris et des lamentations, le Sud se dépeuple. C’est une situation hallucinante. Il suffit de voir la situation de la Basilicate. Sur une population de 510 000 habitants, il y a 15 000  propriétaires terriens et environ 10 000 capitalistes, comme étaient étrangement appelés les commerçants, les employés et les bourgeois en général. A coté de ce petit noyau de gens aisés, il y a 120 000 ouvriers agricoles  qui sont chaque jour aux prises avec la faim, et environ 230 000 personnes qui n’ont aucune profession, et qui vivent sur le dos de leurs familles désespérées.

 

Dans ces conditions, mettre un frein à l’émigration signifiait jeter dans les sillons les germes de la colère et de la révolte.

 

 

Monsieur Nitti écrit à ce sujet :

 

"J’ai vu beaucoup de paysans de la Basilicate, victimes du système barbare du loyer, travailler avec acharnement dans l’espoir de se soustraire aux dettes contractées pour les semences, Et souvent, les récoltes étaient inférieures aux dépenses du loyer : il ne restait plus rien pour manger… Jusqu’à il y a environ vingt ans, dans le Sud, ceux qui vivaient dans ces conditions se livraient au brigandage. Dans le Sud, le brigandage était devenu une institution. Maintenant, on émigre…".

 

"Je me souviens d’un village de Basilicate - écrit encore cet homme d’Etat réputé - un village triste et pauvre, affligé par la malaria et par l’émigration. Sur 5 000 habitants, il y avait 72 prêtres et au moins 2 090 personnes qui vivaient de leurs rentes, sans rien faire…

 

Pour vivre, les paysans devaient recourir à la petite usure ; et dans le Sud la petite usure était horrible. Pour chaque lire empruntée, on rembourse 1 sou, voire 2 sous par semaine : 60 à 120% d’intérêts par an…".

 

"Non : ces paysans ne peuvent pas être plus pauvres qu’ils ne le sont déjà. Devant autant de gens dignes de la plus grande piété, ceux qui voyagent dans ces terres peuvent bien dire que la mort est pour eux un repos…".

 

Désormais, des familles entières s’en vont des villages de la région de Cosenza, de la Basilicate, de Salerne. Ils s’en vont pour devenir américains. Le spectacle est très douloureux. Lorsqu’ils n’arrivent pas à vendre leurs misérables masures, ils laissent tout tel quel. Les clés restent pendues à un clou, comme un objet inutile. C’est l’exode triste de gens dépenaillés et malheureux, de pauvres Italiens qui représenteront, sur les routes américaines, l’image vivante d’une misère incroyable et insupportable. Des groupes de quatre, cinq familles, avec des vieux et des enfants, disent un adieu définitif à la terre qui les a vu naître. On peut entendre quelques chansons mélancoliques.

 

Ce sont des gens qui ne sont jamais sortis de leurs champs, enfermés dans une vieille résignation. Ils ne partent pas pour faire de l’argent, mais simplement pour pouvoir vivre. Ce n’est plus possible de vivre dans leur village. Ils sont sans illusions : mais ils sont convaincus que n’importe où ailleurs la vie sera moins cruelle.

 

Il y a encore de la place pour de l’espoir.

 

Nitti dira encore : "Vouloir supprimer ou limiter l’émigration, la rendre encore plus difficile, est un acte injuste et cruel…". Mais c’est exactement ce que le gouvernement s’obstine à faire, ajoutant à l’antique faim une nouvelle violence.

 

 

L’extraordinaire épopée des paysans de Vénétie et de Lombardie

page 85

 

 

A la fin du 19ième siècle, environ 325 000 habitants de la Vénétie (en plus des quelques dizaines de milliers de lombards), en grande partie des paysans, se sont déplacés en masse vers le Brésil. Plusieurs d’entre eux se sont établis au milieu des forêts, où ils ont construit des villages et des villes, des églises et des monuments, des industries et des commerces.

 

C’est le seul exemple de colonisation populaire réalisée par nos émigrés en Amérique Latine : un morceau de Vénétie, transféré au-delà de l’océan, avec son dialecte, sa religion, ses traditions.

 

Tout avait commencé en 1875, quand l’empereur Pierre II avait décidé de faire venir des familles d’Europe sur les terres brésiliennes. Son idée était de "rendre le Brésil plus blanc".

 

L’image n’est pas poétique. Le problème était que l’économie de cet immense pays ne reposait que sur un seul produit : le café. Et ceux qui faisaient fonctionner la machine de production étaient les esclaves noirs. Par conséquent la situation était extrêmement fragile. Les vrais patrons du Brésil étaient de fait les "fazendeiros" (les propriétaires des fazendas, grandes propriétés).

 

Les autorités brésiliennes avaient préparé, pour l’occasion, de grands plans qui prévoyaient l’arrivée de centaines de milliers de familles de paysans. Ils avaient investi d’immenses sommes et envoyé des recruteurs en Europe, à la recherche d’émigrants disposés à se déplacer au Brésil, sur des terres encore libres, fertilisées par d’abondantes ressources en eau.

 

On offre aux émigrants le voyage gratuit  et un lopin de terre qu’ils paieraient à un prix réduit en dix ans. Ils recevraient des semences, des outils de travail, des animaux. Des règles avaient également été prévues pour protéger les nouveaux arrivants d’éventuels abus. Une note de fin de page stipulait que le Gouvernement se réservait le droit d’envoyer les émigrants là où leur présence serait utile.

 

Des sociétés appropriées avaient été constituées ; elles avaient pour mission de recruter et de transporter les émigrants depuis l’Europe jusqu’au Brésil. La préférence avait été donnée à l’Italie car sa population était dense. Parmi les régions italiennes, la première place avait été attribuée à la Vénétie, pour la bonne expérience de ses paysans en matière de gestion des petites exploitations agricoles, et pour leur connaissance de toutes les cultures.

 

Disons tout de suite que les choses ne se sont pas déroulées comme prévu. Le projet était bon, mais sa réalisation avait été confiée aux "Compagnies d’immigration" qui privilégièrent d’une manière scandaleuse  leurs propres intérêts.

 

Une de ces compagnies s’était assuré un contrat qui prévoyait d’amener au Brésil 500 000 émigrants en 50 ans. Il ne s’agissait plus de personnes, mais de marchandises qu’il fallait entasser dans les cales, comme des céréales ou du bétail.

 

Ajoutons que les "fazendeiros", qui contrôlaient le marché du café étaient entrés en force dans cette affaire. L’arrivée de tant de paysans destinés à devenir propriétaires allait à l’encontre de leurs intérêts. Ils avaient besoin de "prolétaires" disposés à prendre la place des esclaves noirs qui étaient désormais proches de leur libération.

 

En 1888 l’esclavage a été aboli.

 

Quelques mois après, la révolution contraignit Pierre II à l’exil.

 

L’Empire du Brésil se transforma en République.

 

Le plan de colonisation avait échoué. La volonté politique de le mettre en avant s’était évanouie. L’argent mis à sa disposition avait fini en grande partie dans les poches des recruteurs.

 

Les esclaves noirs, leur liberté obtenue, n’accepteront plus de travailler pour leurs anciens patrons. Ils seront remplacés en grande partie par des Italiens, et ce fut une grande tragédie.

 

Les abus seront si nombreux que le Gouvernement de Rome se verra contraint d’intervenir.

 

Au même moment, au Rio Grande do Sul, des groupes de paysans de la Vénétie et de Lombardie arrivaient sans interruption.

 

Ils étaient dirigés (certains à pied, d’autres au moyen de barges le long du Rio Taquari) vers un vaste haut plateau, dominé par la forêt. Le premier noyau s’est établi à Nova Milano et à Caxias, d’autres ses sont installés à Dona Isabel et à Conde d’Eu.

 

De ces premières implantations sont nées les villes actuelles de Caxias, Nova Vicenza (qui prendra le nom de Farroupilha), Flores de Cunha, Sao Marcos, Garibaldi, Carlos Barbosa, Bento Gonzalves.

 

Dans les années quatre-vingt naîtront les colonies d’Antonio Prado et Alfredo Chaves, à l’intérieur desquelles se formeront successivement Veranopolis et Nova Bassano.

 

Puis suivront Encantado, Nova Brescia, Putinga, Ante Gorda, Guaporè.

 

Ce sont ces colonies qui formeront cette vaste zone appelée "la Vénétie au Brésil". On y parle encore le dialecte des pionniers et les traditions des pays d’origine y ont été conservées. La capitale de cette région entièrement italienne est Caxias, qui compte aujourd’hui 450 000 habitants.

 

Mais voyons comment les choses ont évolué. Suivons pas à pas ces premiers groupes de paysans qui ont accepté de traverser l’océan.

 

Le spectacle auquel nous allons assister sera vraiment dramatique. Pour surmonter cette grande épreuve il leur faudra faire preuve de qualités vraiment extraordinaires.

 

 

….

 

des hommes et des femmes en voyage vers l’Amérique du Sud.

 

Dans les années 1870-1880, traverser l’océan était une opération risquée. On pouvait mourir de faim, étouffé, ou bien frappé par une épidémie. C’était surtout des femmes, des enfants et des vieillards qui mouraient. Quand les maladies infectieuses se déclaraient, les malades en phase terminale étaient jetés à la mer avant même qu’ils ne soient morts.

 

Ils le faisaient - expliquait un médecin -  "Pour leur épargner une souffrance cruelle et pour éviter aux survivants de courir le risque d’être contaminés".

 

Après avoir quitté la plaine, les émigrants étaient amenés (à pied ou sur de grands canoës) sur un vaste haut plateau couvert par la forêt vierge.

 

Le gouvernement fournissait à chaque colon une serpe, une hachette, un rabot, une scie pour 5 personnes et 100 cruzeiros.

 

 

Abandonnés dans la forêt, les colons pleuraient…

page 89

 

La première étape consistait à abattre les arbres. Comme les troncs étaient très durs, nos colons avaient adopté le système déjà utilisé par les allemands qui étaient arrivés 30/40 années auparavant, c’est-à-dire qu’ils mettaient le feu à la forêt, en contrôlant que le feu ne dépasse pas la zone assignée.

 

Le terrain nettoyé par le feu était ensemencé et on attendait l’arrivée du premier blé. En attendant les colons se nourrissaient de fruits des bois, de haricots, de riz et de polenta.

Le moulin à eau était, dans la première période, l’unique source d’énergie : il ne servait pas seulement à moudre les céréales, mais également à faire fonctionner la scie pour débiter le bois et le marteau-pilon pour le travail des métaux. Au début les colons étaient contraints de marcher des journées entières, avec les sacs sur le dos, avant de trouver un moulin.

 

C’est autour des moulins que s’élèveront les premiers ateliers et plus tard, les premières entreprises artisanales. Sur la photo le moulin construit à Sideropolis, à côté de Caxias par la famille Trentin, originaire de Schio (Archives photographiques Villa).

 

 

Que de la terre, que de la forêt

page 94

 

 

Dans la forêt, il n’y avait pas de passerelle pour traverser les torrents, ni de routes pour progresser, descendre ou monter. Il n’y avait pas de lits où dormir, ni de toits pour s’abriter, ni de tables pour manger, ni de chaises pour se reposer ; il n’y avait pas de verres, ni de fourchettes, ni de plats ou d’assiettes.

 

Il n’y avait que la terre et la forêt. Seulement la hache, la pioche, le couteau, la scie, le marteau. Tout ce qui manquait devait être fabriqué à la main.

 

C’était comme si le temps avait fait un bon en arrière d’une centaine d’années. Comme si tout ce que la civilisation avait produit à travers les siècles avait subitement disparu, comme si l’homme était revenu aux premiers temps.

 

Il n’y avait que le paysan face à la forêt. Seul avec ses mains. Le paysan, contraint de fabriquer tout ce qui manquait. C’est cela l’expérience extraordinaire vécue par nos colons dans le sud du Brésil.

 

 

C’est pour cela qu’aujourd’hui, dans les villages et dans les villes qui se sont élevés où avant il n’y avait que la forêt vierge, il y a les "musées de l’émigration", dans lesquels sont conservés les objets que nos colons ont construits de leurs mains.

 

Ces derniers ont apporté dans le Nouveau Monde la civilisation paysanne reconstruite sur les souvenirs de la terre qu’ils avaient abandonnée.

 

Ceux qui veulent connaître la Vénétie d’avant, supprimée par la civilisation des machines, doivent partir dans le Rio Grande do Sul. Là, ils découvriront avec une grande stupeur, comment étaient nos villages et comment était notre peuple, quelles étaient les coutumes, les religions, les "filó", les chansons…

 

Certains ont pleuré d’émotion face à cette découverte. Et ils rêvent encore à la Vénétie de nos ancêtres, sauvée par les émigrés et reconstruite fidèlement à 10 000 km de distance…

 

 


2022 03